L'espace des villes
(Gérard Rodriguez)
Vous rappelez vous de nos beaux étés à Bône chez nous? Si l’hiver c’était le temps de la chasse. L’été, c’était celui de la pêche. Et je dois dire que très souvent à l’école j’avais la tête dans les nuages, car j’étais (et je suis toujours) un fou de la chasse et de la pêche, et assis sur mon banc à l’école je n’entendais plus le prof. L’hiver, je voyais le djebel avec les sangliers et les perdreaux, et l’été je ne rêvais qu’aux sars et dorades, et chelba (prononcez tchelba) etc etc... et quand la fin de la classe arrivait je me dépêchais de courir de l’école beauséjour à la maison, pour préparer le broumege, (mais à Bône on disait le bromège) et plus ça puait, plus ça attirait le poisson, ah ces belles journées d’été, attention il fallait pas que y est du vent, ou alors oui le vent d’Est et là j’arrivais à la maison, notre belle villa des trois mousquetaires à la cité montplaisant.
Je me rappelle le ciment devant l’entrée du garage était encore tout chaud de la belle journée et je préparais le bromège, je mélangeais du sable, des algues, et du fromage pourrit, plus pourrit il est, mieux ça va être et j’y ajoutais des sardines pourries (je vous donne la recette car je sais que maintenant ya plus de danger que vous me fassiez concurrence ha ha ha), alors j’écrasais tout cela en une purée et il ne devait plus rien rester que la senteur à rapport que sinon le sar y mange le bromege et wallou la crevette!!! Je préparais aussi les crevettes, des grosses crevettes que je décortiquais que je coupais en morceaux de 3 cm et que je mettais dans un bocal avec du sel, et ensuite au frigo.
Et quand mon papa Jeannot le roi des chasseurs arrivait vers les 18 heure en finissant son travail à la centrale EGA, moi j'étais déjà tout prêt, mon père y prenait son café, des fois y me disait, "mon fils ya trop de vent, on va rien faire" et moi fou de la pêche, je lui disais "et non papa on y va" et Jeannot y résistait pas. On avait deux bicyclettes, je vous dis pas les vieilles bicyclettes, grosse armature. Des grosses roues lourdes, bref bonne pour les "anthiquités", on attachait la cartale sur le porte bagage, on prenait nos bambous de 5 mètres que mon père avait acheté (300 francs chaque) tout dernièrement et qui remplaçaient nos anciens roseaux, et on enjambait les bicyclettes, la main droite tout en tenant le guidon devait aussi tenir le bambou.
Et nous voilà partis, descendre la fontaine romaine, tourner a droite et direction St Cloud, puis en bas, à droite on attaquait la corniche, pour nous diriger dans ce merveilleux coin qui s’appelle "le lever de l’aurore". D’ailleurs ceux qui ont des vieilles photos de avant la guerre, on y voit encore les cabanons de mon oncle julien, le frère de mon père. Et là donc on pédalait dur, ça sentait bon la mer, le vent tout cela se mélangeait, ah ce qu’on était heureux, je me rappelle pour faire de la lumière sur la bicyclette il y avait une grosse dynamo avec sa roulette qui roulait sur le pneu et sa faisait un bruit de breeeeeuuu breeeeeuuuu continu. Et cette corniche j’en ai fais des kilomètres dessus. Hein elle était belle notre corniche. Elle se déroule comme un serpent au bord de mer. Et nous voilà, arrivé à passer devant ce que l’on appelait, le rocher du lion, puis il y avait des arcades contre la falaise.
Je me rappelle qu’une fois, en septembre, mon père m’avait emmené voir une tempête, et on avait traversé à travers le champs de monsieur Magro pour couper plus vite vers la corniche, et là un vent pas possible, on longeait la falaise et on s'était mit dans le creux d’une de ces arcades et on regardait la mer déchaînée. La mer était marron, les vagues reculaient en roulements sourds et revenaient à toute vitesse se fracasser en bas sur les rochers et montaient même sur la route d’où nous recevions plein de gouttes d’eau, c’était impressionnant et fantastique, je me rappelle mon père me tenait la main, et on était resté là, de longues minutes sans se parler, en communion avec ce moment de bonheur.
Et puis tout en pédalant, nous arrivions au lever de l’aurore, la nuit était venue, il y avait au bord de la plage un restaurant, des fois nous descendions là et on laissait nos bicyclettes. Et on faisais la plage jusqu’au rochers. Pour ceux qui connaissent, il y a là un rocher qui est à environ 20 mètres du bord et souvent nous y allions. Comme moi, la nuit j’avais peur de rentrer dans l’eau, mon père y se mettait en slip me prenait sur ses épaules et moi je tenais la cartale et les deux bambous, et le duo tout brimbalant traversait. On grimpait sur le rocher et on se mettait à la pointe, et va y, les sars qu’on a sorti de là. Mais le plus souvent on prenait le virage sur la gauche après le restaurant, où la route tournait on faisait encore 200 mètres et juste là où la route tournait, à droite, pour aller vers le petit mousse, nous on s’arrêtait sur la gauche. Il y avait comme un petit parking en terre, avec des petits remparts, on détachait la cartalle, et on faisait glisser nos bicyclettes de l’autre côté du mur, pour pas qu’on nous les vole, ensuite on descendait le long des rochers, en s’agrippant comme on pouvait car en bas se trouvait nos postes, là je me rappelle mon père y me disait "allume pas la lampe mon fils que le poisson y va nous voir" moi je m’installais à mon poste et mon père lui il faisait plusieurs endroits, il y avait une plate forme qui doucement entrait dans l’eau, et à ma gauche un gros rocher, puis, complètement sur ma gauche se trouvait une sortie, un tuyau duquel sortait un égout, qui venait des abattoirs et donc, tout ce qu’on rejetait aux abattoirs venait se jeter dans la mer alors pas besoin de vous dire les poissons y venaient se régaler.
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La nuit était tombée, une nuit merveilleuse, étoilée, le silence total, le bonheur c’était cela. Dans le noir je sortais mes crevettes et j’en accrochais une à l’hameçon, ah croyez moi à 10 ans je faisais concurrence à bien des pros, et là je plaçais mon bambou au dessus de l’eau et dans un mouvement de balancement, je lançais ma ligne dans l’eau, cela sans faire trop de bruits et là il fallait attendre, mais alors quand le sar tirait, aie aie l’adrénaline, elle te montait dans la gorge, car un sar quand il touche, le coup est sec, tac! Tac! Lui y discute pas, par contre, l’oblade est plus subtile elle y va de petits coups, la murène elle, la vache alors tia intérêt à faire attention parce qu’elle te tire la ligne tout doucement dans son trou et cours toujours pour la faire sortir, il fallait casser la ligne et refaire le bas de ligne, des fois lorsque la lune était grosse, oui, c’était le temps des oblades ça mordait!! Et va y, elles étaient belles avec leur queues rayées d’une grande barre noire, et parfois les chelbas (on dit tchelbas) je sais pas pourquoi on disait que c’ était le poisson des juifs, mah!!! Elles, les tchelbas elles se nourrissent d’herbes, et elles ont des dents coupantes comme des rasoirs, mais alors elles sont malignes et elles ont la vue perçante, on a intérêt à être malin, elles venaient manger à ras des rochers la belle herbe verte, on les voyait, dans le clair de lune qui lançait milles feux sur la mer du lever de l’aurore, oui on voyait leurs queues qui émergeaient hors de l' eau et faisaient comme des dizaines de petits miroirs dans la nuit car les tchelbas ça voyagent en bancs, je me rappelle mes premières que j’ai attrapé, car comme on pêchait que des sars, oblades, principalement, pour les tchelbas fallait mettre de l’herbe, et je me dis bon je suis pas plus con que les autres, je descends au bord l’eau et sans bruit, je ramasse une grosse touffe de cette herbe verte. Je l’enroule autour de mon hameçon et je lance dans le tas de tchelbas qui mangeaient à mes pieds, tchackkkk je sors ma première, je remets vite de l’herbe, tchackkkk je sors une deuxième. Eh!!! Le coeur y me battait à 140, en plus, grosse, pas loin du kilo oui oui du kilo (coumençé pas à dire que c’est des histoires de pêcheur de Bône ou j’arrête) bon je continue!! sauf que ça a fait trop de remus ménage et les autres sont parties, mais quelle fierté, quand je suis rentré à la maison et que j’ai montré les poissons à ma mère, ah la Marie –Louise, je me rappelle elle les avait montré aux voisins et nous les avait préparé au four avec une grosse persillade d’ail et de persil, et jus de citron, ah la la, pourquoi en ce moment là ou j’écris, je ne me réveille pas au lever de l’aurore et que je me dis que depuis 47 ans je n’ai fais, qu’un cauchemar et que toi de gaulle tu n’as jamais existé.
Une fois mon père me dit: "Tiens je vais aller un peu dans l'eau là bas ya une plate forme qui avance sous l’eau, je vais marcher dessus et au bout, ya un trou y doit y avoir des sars, tiens mets toi là, tu va voir ya des gros, comme cela papa de là bas y te surveille", et moi je lui dis "mais papa ya pas d’eau, ya juste 50cm". Il me dit "non!! non!! Je te dis, jette ta ligne là ya des gros". Avec le temps j’ai réalisé que mon papa y voulait être juste sûr que il ne m’arrive rien mais la suite est pas mal drôle, donc je jette ma ligne dans ce petit chenal d’eau. Et d’un coup comme on dit chez nous les pieds noirs je me prends une châtaigne sur la canne, attention j’ai juste 10 ans. Et laisse que sa tire dans tout les sens, je pouvais rien faire juste empêcher qu’il m’emporte le bambou, alors je me mets à crier à mon père qui était à environ 30 mètres de moi et dans l’eau jusqu’aux genoux, "papa, papa, vite j’ai un gros, y tire je peux pas le sortir". Ah mes enfants vous avez pas vu Jeannot courir dans l’eau. il arrive, prends le bambou et après quelques moments sort le poisson, mes enfants un loup qui après, mit sur la balance faisait 3 kilos, et là mon papa qui arrêtait pas de me dire "c’est bien mon fils c’est bien je suis fier de toi" et puis soudain y me dit "diocane (je cite)! diocane à la madone, je te mets là pour pas que tu m’emmerdes pendant que je pêche et c’est toi qui attrape le plus gros". Mais ça fait rien je sais que Jeannot il était fier de son fils.
Mais dans ce temps là au lever de l’aurore, y avait du poisson, un de mes oncles, le frère à mon père qui avait comme je le dis le cabanon au bord de l’eau lui le pauvre il a tapé la bouteille toute sa vie alors il passait son temps à la pêche, et comme des fois la bouteille avait trop baissé alors il m’avait raconté qu’il se mettait sur la plage juste en face le restaurant, que il se faisait des palangottes il les lançaient avec un gros plomb, puis il s’attachait les lignes aux doigts de pieds et s’allongeait sur le sable pour dormir. Imaginez, la nuit, les étoiles, le lever de l' aurore. C’était bien les jours heureux.
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Je me rappelle aussi que une fois mon papa y me dit (car mon oncle donc son frère c’était un super pêcheur) "écoute, toi, tu es petit, tu vas aller avec ton oncle au lever de l’aurore comme tu es petit il se méfiera pas, tu vas regarder comment y pêche et avec quoi, et ensuite on fera comme lui". Sacré tonton julien oui il m’a emmené mais ce soir là il à pas prit un poisson, juste pour pas que je voie comment il faisait, je me rappelle après que on soit rentré en France en 65 à la ciotat je passais mes vacances chez lui il m’a tout avoué et il me dit "si tu veux ce soir tonton y t'emmène à la pêche et là y va te montrer tous ses secrets et comment je fais mon bromége. Avec quoi je pêche" car lui il pêchait avec des sardines. Ah mon tonton tu as été alcoolique toute ta vie mais tu avais un coeur en or, on avait la belle vie.
Et puis la nuit avançait et il fallait rentrer, alors on pliait nos lignes, on regardait nos beaux sars dans la cartalle, on remontait le rocher, on mettait les bicyclettes, on poussait sur la roue la dynamo pour la lumière, et on faisait la route en sens inverse, moi déjà je pensais à la prochaine fois, oui j’étais ensorcelé par ce lever de l’aurore et tout en pédalant je ne pouvais pas détacher mes yeux de la mer, j’entendais les bruits des vagues. Tchuuuuuuuu tchuuuuuuu.Sur la route y avait pas grand monde, des fois on croisait personne, il était vers les 3 heure du matin, et en plus il y avait les fellaghas, même que quand on croisait d’autres gens et qui eux étaient en voiture on s' les regardait bien bien que des fois ya pas une mitraillette qui sort, eh oui c’était ainsi. Et puis voilà on arrive à l’intersection des plages Gassio et St Cloud, au trou des soeurs, on tourne à gauche et là, aie y fallait pédaler, pour la côte, mais je me rappelle, comme la nuit était calme, belle, douce, pas un bruit, on longeait les milles logements, tout était calme, on reprenait la fontaine romaine et rentrait à la cité montplaisant, et mon père disait "chut pas de bruit que ta mère elle dort" mais la Marie –Louise, tu parles elle nous entendait. Et disait "alors vous en avez attrapé" alors quand on avait rien prit, mon père y disait "aoua!! Rlass même pas rien diocane!!" et en même temps il se tirait la première incisive. Et par contre quand la cartalle était pleine, ma mère elle mettait le poisson au frigidaire, et disais "ouilllleee demain on s les fait frire, tia vu cuiilla comme il est gros, ouille monnn, ya aussi des oblades ouuuu celles la on s’les garde pour quand elle vient tata Odette" et oui c’était comme cela qu’on parlait, à Bône quand avec mon papa j’allais à la pêche au lever de l’aurore.
Il me reste quoi, il me reste ce que on peut pas me prendre, les souvenirs de mon père, de ma mère, je les vois parler, je les vois bouger, je vois simplement quand la vie était belle, quand avec rien on était heureux, quand juste de penser à la pêche ou à la chasse c’était du bonheur à l’état pur, beaucoup peuvent pas comprendre car le bonheur appartient aux gens simples. Et moi je regarde mes mains à 60 ans je les referme parfois en me disant tu te rappelles gégé quand elles tenaient le bambou au lever de l’aurore, tu te rappelles, gégé combien tu en as attrapé des sars à Bône, oui je me rappelle de tout, et je n’ai pas honte de le dire, parfois même je pleure, là, tout seul en pensant à tout ce qui fût. Je regrette ce bonheur simple perdu à jamais sauf dans mes souvenirs. Oui je me rappelle des jours heureux.
Ce soir ma mémoire est dédié à toi mon papa, Jeannot le roi des chasseur, parti le 15 novembre 2007, tu me manque tu sais mon papa, tout ce qu’on a fait ensemble me manque tant. Avec toi, est parti un monument de notre histoire d’Algérie, j’espère que tu es tous les soirs au lever de l’aurore, et que..."diocane à la madone ça touche!!"
À suivre.
GERARD